LH43 - La LH du début de campagne

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Réhabilitons l'idéologie

Réhabilitons l'idéologie.

L’idéologie est un mot que l’on entend partout, employé à tort et à travers et parfois utilisé pour discréditer quelqu’un dans le débat public. L’idéologie, c’est l’image des œillères qui occultent la réalité et obscurcissent le jugement, là où la raison et une attitude pragmatique sont louées en politique. Ça paraît naturel.

Mon but n’est pas ici de pointer du doigt le danger en politique d’une rationalité excessive, au détriment de l’émotion : Martha Nussbaum le fait mieux que moi (et l’a fait beaucoup plus tôt).

Je prétends plutôt que, dans le même esprit, on fait à l’idéologie un très mauvais procès et que celle-ci est nécessaire à l’établissement et au fonctionnement d’une société saine.

Puisqu’elle est invoquée à tout va, elle en vient à perdre de son sens. J’appellerai idéologie un système de concepts et d’idées qui structurent le monde, c'est une grille de lecture de ce dernier qui nous apparaît comme de l’ordre du principe et qui n’est pas livrée par la raison. Chacun en a une, qu’il peut bien sûr partager avec d’autres selon des degrés divers.

Les prises de position d’un individu peuvent être justifiées par la raison comme par l’idéologie. Ce qui n’est pas souhaitable, ce n’est pas que l’on agisse en politique sur un fondement idéologique plutôt que sur la raison : c’est en réalité que le domaine de l’idéologie et de la raison se mêlent. Ils ont tous les deux une importance capitale mais leurs domaines d’application doivent rester disjoints.

Lorsqu'une personne en critique une autre, en dénonçant son action ou sa prise de position comme ayant un fondement idéologique, ce qu’il devrait dénoncer c’est que l’idéologie intervient dans un domaine où elle est censée en être absente. Mais l’inverse existe tout aussi bien, et il y a pléthore d’exemples dans l’actualité politique où l’on fait intervenir la raison quand seule l’idéologie devrait régner ; cette idée d’une suprématie du pragmatisme est par ailleurs tant répandue, qu’il est fréquent que l’on critique une motivation idéologique en lieu et place d’un motif rationnel là où l’idéologie a toute sa place et la raison n’a rien à faire là.

Mais des idéologies, il y en a autant que de gens dans le monde. La raison n’a-t-elle pas précisément ce pouvoir fédérateur qui manque tant à l’idéologie, ce pouvoir de réunir sur de mêmes bases tous les agents dans un désaccord ? Cette idéologie qu’il faut invoquer pour certaines prises de position n’est pas n’importe laquelle, ni celle de n’importe qui. C’est en quelque sorte une idéologie élémentaire et constitutive de notre société, sur laquelle chacun s’accorde. Afin de faire corps avec les autres, comme membres d’une société commune, et de réaliser un certain vivre ensemble, il faut se mettre d’accord sur une cellule élémentaire de notre idéologie à chacun. Notre idéologie particulière, subjective (spécifique à tous les sujets), se construit autour de cette brique fondamentale. Un État se fonde ainsi par la force et contre les autres modèles sur cette fondation idéologique, puis c’est au sein de l’Etat et en intégrant cette idéologie à la nôtre que l’on peut débattre et recourir à la raison.

Je vais illustrer mon propos pour que celui-ci soit plus clair. Dans nos démocraties modernes cette brique fondamentale de notre idéologie à chacun comprend : tout le monde a droit à la dignité humaine, tous les êtres humains sont égaux entre eux, tout le monde a un certain nombre de libertés fondamentales et inaliénables, etc… Toute personne qui fait corps avec notre société construit son idéologie plus particulière autour de ces principes : ce sont comme des axiomes.

Ça semble assez évident présenté comme ça, et d’aucun dirait que j’enfonce des portes ouvertes. Mais affirmer que tout être humain a un droit à la dignité est précisément une posture idéologique, car c’est une grille d’interprétation du monde qui n’est pas fournie par la raison. La structure des États démocratiques modernes repose dessus : la *Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen* en France, notamment les articles portant sur les libertés fondamentales de chacun et l’égalité entre citoyens, ou la *Loi Fondamentale* allemande, et notamment l’article 1 traitant du respect de la dignité humaine pour tous, sont tous deux des exemples de l’intégration et de la normalisation de cette idéologie dans nos institutions démocratiques. Ces Etats (République française et République fédérale allemande) se sont imposés par la force contre d’autres Etats qui n’avaient pas le même fondement idéologique qu’eux (Royaume de France sous un système féodal, Régime de Vichy ou IIIe Reich nazi). Ces États ont intégré et normalisé dans leurs institutions une hiérarchie des êtres humains, c'est leur grille de lecture du monde et la raison y a autant place que pour notre idéologie, c'est à dire pas du tout.

Pourquoi mentionner des cas extrêmes d'idéologies très différentes ? Pour mieux cerner le danger à vider le mot idéologie de son sens, et à amalgamer tout différent politique sous les termes “différence d'opinion”.

Car un premier corollaire est qu’un individu qui n’intègre pas cette cellule idéologique irréductible à son idéologie particulière s'exclut de lui-même du corps social : c’est à la société même qu’il se rend étranger. Tenter de débattre avec une telle personne est d'un vain et de deux néfaste.

C'est en effet vain car l'usage de la raison est inutile s'il s'agit d'argumenter sur des prises de positions qui ne sont pas elles même fondées sur la raison. L'un dit “Je pense que tous les êtres humains sont égaux”, l'autre rétorque “Je pense que certaines personnes sont supérieures à d'autres” et sur des conceptions opposées du monde et du rapport à L'Autre, ils ne peuvent s'entendre et restent chacun dans leur système de représentations. Paradoxalement pour débattre il faut un point d'entente entre deux partis, car pour qu'un argument soit efficace il faut qu'il fasse écho au système de représentation de la partie adverse, et chaque idéologie, chaque système de représentation est auto-suffisant et refermé sur lui mêmes.

C'est surtout néfaste car si un parti tente d'argumenter pour justifier son idéologie devant celles des autres, que son idéologie soit bonne comme mauvaise, il peut le faire de deux manières. Il peut utiliser un argument qui fonctionne selon son idéologie, dans son système de représentation mais qui ne fait pas écho aux autres idéologies qui ne partagent pas le même noyau fondamental, et on retombe sur l'inutilité de l'argumentation mentionnée au paragraphe précédent. Mais il peut également essayer de pointer une contradiction interne à l'idéologie de l'adversaire, pointer son inconsistance s'il y en a une. Celle ci n'existe pas toujours, et dans les deux cas, et même si la seconde stratégie est fructueuse, autoriser une personne qui n'a pas la même cellule idéologique que nous, celle de nos démocraties modernes, à débattre avec nous légitimise indirectement son idéologie. Il n'est pas possible de justifier par la raison pourquoi tous les êtres humains sont égaux entre eux, mais même si c'était possible ce ne serait pas souhaitable de le faire : la structure du débat permet à quiconque peut argumenter en faveur de défendre son idée, donc en argumentant pour l'égalité entre tous on permettrai quiconque peut le justifier rationnellement à se prononcer à l'encontre de cette idée, et à la présenter comme acceptable, à l'instiller dans la société.

La deuxième conséquence c'est alors de reconsidérer la place de la violence en politique. Un individu qui ne partage pas le même noyau idéologique que nous, qui par exemple se prononce en faveur d'une négation de la dignité humaine de certains, parce que la raison n'a aucun pouvoir sur le domaine de l'idéologie, parce que nos États s'imposent par la force pour instaurer le cadre idéologique dans lequel nous vivons, parce qu'un autre noyau idéologique constitue une menace pour notre vivre ensemble et parce que l'individu en question se place de lui même à l'extérieur du corps social en rejetant la brique idéologique fondamentale de notre société, il ne doit pas être débattu mais combattu.

*Comprenez bien que mon propos est ici très simpliste, et ne fonctionne que dans le cas idéal et qui n'existe nulle part où l’Etat émane d'une société pleinement souveraine, et l'Etat permet donc d'instaurer le cadre et de normaliser par ses institutions l'idéologie élémentaire reconnue par la population, et non une autre idéologie qui lui est propre et étrangère à la société.

L'Etat dans son modèle démocratique est présenté ici comme un temple de l'Etat de droit, de la liberté et de l'égalité pour ceux qui sont à l'intérieur de l'Etat et où dans cette structure règnent la raison et le débat ; alors que lui même est posé sur un socle de violence et de sang pour s'être imposé contre ce qui lui est hors de lui (d'autres États et d'autres modèles qui par leur existence menacent l'Etat). L'Etat, même démocratique, est avant tout une puissance de coercition et est susceptible d'exercer une grande violence pour sa survie et son intégrité. Cette violence n'est pas incompatible avec l'idée d’un temple de l'Etat de droit et de la dignité humaine, cette violence s'exerce sur ce qui est extérieur à celui-ci mais l'Etat peut à tout moment se retourner contre une personne ou un élément qui est à l'intérieur, l'exclure de sa structure et se livrer à la violence contre lui.*